Brel / Rimbaud

Publié le par Dr Aquapicdiver

Extrait trouvé sur le site de la revue "Chorus" et faisant écho à une discussion récente avec John : http://www.chorus-chanson.fr/HOME2/NUMERO25/dossierbrel25.htm
S'il n'était pas mort, à quarante-neuf ans, le 9 octobre 1978, Jacques Brel serait aujourd'hui en passe de devenir septuagénaire. Imagine-t-on Brel en vieillard aux cheveux blancs et aux gestes mesurés ? Non ! Bien sûr que non ! C'est une idée qu'il rejetait, lui-même, de toutes ses forces. Car le temps, chez lui, s'est toujours bousculé : chaque étape significative de sa vie s'est trouvée d'autant plus raccourcie qu'il a multiplié les passions, les activités et les ruptures - sa façon d'échapper au piège de l'immobilité ; c'est-à-dire au vieillissement.
Bourgeois rangé, il devint chanteur ; chanteur, il renonça à la chanson pour se lancer dans le cinéma ; comédien, il s'en alla naviguer sur les océans ; marin accompli, il n'eut de cesse que d'être un modeste pilote d'avion-taxi desservant l'un des endroits les plus reculés de la planète. Ainsi, à ses yeux, sa vie prit-elle enfin son sens.
Car Brel - comme Rimbaud - est de ceux dont la vie finit par illuminer l'oeuvre. Les plus fervents rimbaldiens, en effet, sont aussi fascinés par la vie du poète que par son oeuvre. Sans Aden, l'Ethiopie et la mer Rouge, Rimbaud n'est plus le même. Plus aussi unique. Ce qui le distingue des autres grands poètes de son époque tient surtout à la manière dont il sut conduire sa vie, tournant le dos à une gloire qui, au final, ne pouvait en faire qu'un bourgeois de plus dans une société prompte à récupérer tous les marginaux au talent évident. Il en fut de même pour Jacques Brel.
Une telle intensité dans la révolte de tous les instants ne peut pas durer bien longtemps. Elle finit à plus ou moins long terme par se muer en procédé, par devenir fond de commerce ou carte de visite. Brel eut l'intelligence et la finesse de le comprendre et de se retirer du jeu avant de ne plus être qu'un habile auteur-compositeur parmi d'autres. Il avait alors trente-huit ans et ne savait pas qu'il ne lui restait plus qu'une dizaine d'années à vivre. Dix ans au cours desquels il bâtit sa légende, alors que son oeuvre, elle - exception faite de son dernier album -, était déjà achevée. Tous les grands auteurs de l'aventure, que Jacques admirait tant (Cendrars, London, Conrad...), ont d'abord vécu de façon très intense, avant de prendre un certain recul, par rapport à l'action, pour se mettre à écrire. A l'image de Rimbaud, Jacques Brel adopta le comportement exactement inverse ; sa vie n'ayant, dès lors, plus d'autre objet que d'être source de découverte et d'expériences nouvelles...
Ce faisant, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, sa vie devient une composante à part entière de son oeuvre, et non le contraire. Aujourd'hui, malgré tout l'intérêt que l'on continue de porter à son oeuvre de chanteur - l'une des plus fortes qui soient dans l'histoire mondiale de la chanson -, il y a gros à parier qu'un Brel, mort comme un paisible retraité, n'exercerait pas cette incroyable fascination qui touche désormais, vingt ans après sa disparition, un public s'étalant sur plusieurs générations. Car l'aventurier, c'est indéniable, a pris chez lui le pas sur le chanteur. Ou, plus exactement, l'homme a fini par l'emporter sur l'artiste.

Publié dans divers

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E
Effectivement, et à quel point l'interprétation de l'oeuvre n'est-elle pas "polluée" par les données dont on dipose sur l'artiste?? Comment articuler dans une critique la plus honnête (objective?) possible oeuvre et vie? De tout évidence, diffcile de négliger la vie d'un salaud, fût-il un génie...Et je ne confonds pas esthétique et morale. Quand je parle de critique, je parle du lecteur qui partage sa vision du Bien, du Beau et du Juste. Le rôle du critique n'est-il pas aussi d'ouvrir  le sens d'une oeuvre, de donner des clés, et si on passe la portée morale à la trappe, comment s'étonner de dérives totalitaires que nos sociétés connaissent?? Pour moi, exonérer les Artistes de Morale, ça craint du boubin...( Alzheimer en prime...Je ne me souviens pas qu'on ait parlé de ça récemment, mais c'est pas grave! Enfin pour toi!!)
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